La Presse 04 septembre 1924 |
ECHOS La Quotidienne Le Journal des Débats vient de publier une longue lettre d'un correspondant de Tahiti, contenant les détails les plus navrants sur l'état de cette colonie ; notre confrère rappelle avec raison que « l'ancien royaume de Pomaré s'est donné librement et spontanément à nous », il y a quatre-vingts ans. Aujourd'hui la détresse, le mécontentement des indigènes et des colons, sont tels que leur désaffection est non seulement manifeste, mais qu'elle devient inquiétante. En même temps que notre prestige agonise à Tahiti, l'influence américaine y grandit de dangereuse façon. Cette impression décevante avait été déjà rapportée par un écrivain français, M. Henri Lebeau, d'un voyage qu'il avait fait dans notre colonie du Pacifique, il y a quelque douze ou quinze ans. Il a consigné ses observations dans un livre intitulé Otahiti, pays de l'éternel été, que nous avons eu la curiosité de relire. Au cours d'un séjour de plusieurs mois, il a eu tout le loisir d'étudier les mœurs des indigènes, les habitudes de nos compatriotes, et il a ainsi recueilli les éléments d'un ouvrage éminemment suggestif, qui en dit long sur les beautés de notre administration. Il a surtout été frappé de constater qu'il existe à Tahiti cinq cent dix fonctionnaires pour une population de dix mille habitants »; il est d'ailleurs permis de supposer que, depuis cette époque, leur nombre a dû s'accroître encore. Par contre, dans une île voisine, placée sous la domination britannique, il y a « seulement trois fonctionnaires pour une population de trente mille habitants. » Faut-il en conclure que les Anglais n'entendent rien à la colonisation? M. Henri Lebeau, en parcourant Tahiti, a cependant découvert aussi « quelques colons français, braves gens, pour la plupart anciens soldats libérés qui se sont établis dans le pays »; mais les fonctionnaires les accablent de leur mépris et leur rendent la vie impossible à force de vexations. Quant aux indigènes, ils sont tellement abrutis qu'on ne reconnaît pas, dans eux, les descendants de ces naturels dont la grâce et la beauté remplissaient d'admiration Cook et Bougainville. Un siècle de l'influence « civilisatrice des Européens les a complètement dégradés. « Des blancs tarés, venus de toutes les parties du monde, ont lentement infusé aux indigènes les maladies et les vices » qui sont l'apanage de nos sociétés. Le type primitif des Tahitiens a presque disparu, « tant les matelots déserteurs de toutes les nations, et bien d'autres épaves du monde civilisé, ont produit là-bas d'étranges métissages. » M. Henri Lebeau a, du moins, rapporté de son voyage une conclusion: « Si, dit-il, dans son livre, si quelque homme, souhaitant de se brouiller définitivement avec l'Europe m'était connu, un homme désireux de perdre toute illusion sur le résultat produit par la civilisation que propagent les Européens et par le mélange des diverses races, c'est à Tahiti que j'aimerais l'envoyer. » C'est sans doute pour cette raison que le ministère des Colonies se contente d'exporter à Tahiti des fonctionnaires. La correspondance que vient de publier le Journal des Débats prouve que, depuis douze ans, la situation n'a pas changé. Le contraire serait d'ailleurs surprenant. La lettre insérée par notre confrère contient ce détail : : « Un crédit de dix mille francs, pour établir une conduite d'eau dans la léproserie a été refusé, pour raison d'économie; le même mois, une centaine de mille francs était dépensée pour acheter deux autos à M. le gouverneur et à M. le secrétaire général.» Incurie, gaspillage, mépris de l'intérêt général, dilapidation des deniers publics allons! Tahiti connait bien tous les avantages et les habitudes de la métropole !... PAUL MATHIEX. |
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