L'Œuvre 20 juillet 1924


les vrais responsables, ce sont les malades, les opprimés et les troufions

Les vrais responsables

Ce n'est pas le médecin; c'est le malade. Ce n'est pas le tyran; c'est l'opprimé. Ce n'est pas le général; c'est le troufion de deuxième classe.

On nous embête en voulant toujours nous apitoyer sur les victimes; les victimes choisissent leur bourreau et le vont chercher. Jamais on ne flétrira assez la passivité et la résignation de la victime, et sa complaisance qui est de la complicité. Car les victimes représentent le nombre et la force.

Vous choisissez votre médecin; c'est vous qui l'appelez. Il vous est aisé de voir que vous avez affaire à un savant imbécile, truffé de formules, bardé de théories comme un oison doctoral, et qui vous zigouillera par principes; ou bien au contraire à un homme intelligent, affranchi de la science médicale, qui vous empêchera de mourir ou du moins ne mettra pas obstacle à votre guérison.

Voici le moyen, pour le malade, de poser un diagnostic sur son médecin : cinq minutes de conversation sur un sujet qui ne soit pas médical. Agiter avant de s'en servir... Si vous constatez que le docteur est un docteur, et rien de mieux, vous lui déclarez que vous vous portez très bien et vous exprimez vos regrets de l'avoir dérangé... Si vous trouvez un homme, vous l'autorisez à vous ausculter, et vous pouvez même, après une période d'observation, vous risquer à prendre les drogues qu'il vous prescrit.

Vous choisissez votre tyran: c'est vous qui l'avez élu, ou du moins c'est vous qui lui avez permis de se poser là... Si ce n'est pas un bon tyran, quel préjugé imbécile, quelle veulerie traditionnelle vous obligent à le supporter plus longtemps?

Quant à l'esprit militaire, qui est la pire cause d'oppression et le plus incurable des maux endémiques, il est injuste de le localiser chez les seuls généraux. Les généraux ne sont pas très nombreux, au regard de l'armée; ainsi le mal serait fort limité... Il faut aller plus loin; ce n'est pas le galon qui fixe la limite de l'esprit militaire.

Le militaire galonné n'est pas à proprement parler le soldat. C'est le chef, dans toute l'ineptie du terme et dans toute sa valeur mécanique. Obéir et commander, c'est pour le chef la raison d'être et la règle du jeu.

Vous retrouvez le chef, intact, dans les bureaux de nos ministères et de nos administrations. Vous retrouvez le chef, en parfait état de conservation, derrière le guichet de votre bureau de poste, et sous le képi de l'agent, et sous la casquette du contrôleur d'autobus... Le chef sans galons, que vous avez connu au régiment sous les espèces du cuistot, du garde-mites et de l'infirmier. Ce qui fait le chef, c'est l'insolence, l'inaptitude à la réflexion et le refus obstiné à la discussion…

M. Poincaré est vraiment un chef. Il en est fier. Ceux qui comprennent se refusent à commander; ils enseignent.

Mais le militaire, le militaire dont nous crevons, le militaire générateur de l'esprit militaire, qui met les peuples sur la paille ?... Ce n'est pas le général.
Je dénonce la victime. Le militaire malfaisant, c'est l'incorrigible troufion de deuxième classe, qui se courbe à la caserne, tout le long du jour, et se redresse en ville en faisant sonner ses éperons; celui qui essaie le prestige de sa livrée sur les bonnes d'enfant du square; celui qui ne comprend pas l'imbécillité du geste accompli et la morne tristesse des années perdues; celui qui gueule comme un veau triomphal le jour où on le déclare bon pour le service et se promène dans les rues de son patelin, pavoisé comme l'animal qui fut au concours avant d'aller à l'abattoir; celui qui marche au pas en suivant la retraite du 14 juillet et qui, le soir, sera saoul comme une grive pour avoir confondu la fête de la liberté avec celle de l'armée... celui qui, une fois libéré du service, évoque avec une tendresse émue les plus humiliantes brimades, avec cette conclusion : « Bah! On était jeune ; c'était le bon temps... comme s'il n'y avait pas de meilleures façons de dépenser sa jeunesse.

Je dénonce les victimes, seules responsables des maux dont elles souffrent. Les victimes: le malade, le contribuable, le soldat…

G. DE LA FOUCHARDIÈRE.

P-S. -- Jacques Robin : merci pour votre lettre, qui m'a été précieuse, comme vous pouvez en juger. Quant à Robert de Jouvenel, je recopie pour vous une phrase écrite par un autre lecteur: « Le langage de Robert de Jouvenel était aussi pur que son visage : ainsi nous avons maintenant l'impression qu'un fragment de la logique s'est détaché de ce monde.


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