Le Figaro 06 juillet 1924


Fécamp est un grand port de pêche.

Pour en être certain, il suffit de consulter l'extrait du tableau général du commerce et de la navigation établi par la Direction générale des douanes, et la statistique des pêches maritimes du sous-secrétariat de la marine marchande.

En 1918, Fécamp était le premier port de pêche de France pour la valeur des bateaux et des engins (3.000.000 de tonnes), et le troisième, avec La Rochelle, pour ainsi dire à égalité, comme produits en francs (21.322.462 francs). La dernière statistique des douanes donnait les chiffres suivants :

La principale spécialité de Fécamp est le poisson salé. Depuis des siècles, les saleurs et les saurisseurs préparent de façon renommée le hareng, le maquereau et la morue. Ce sont des pêcheurs de Fécamp qui ont redonné un merveilleux essor à la pêche française à Terre-Neuve, en inventant un nouvel appât, le bulot.

Avant la guerre, l'armement de Fécamp comptait 46 trois-mâts terreneuviers, 15 grands chalutiers pêchant la morue à Terre- Neuve et à Islande, le hareng dans la mer du Nord et le poisson dans la Manche. 22 grands dundees pêchant le hareng et le maquereau dans les mers d'Irlande, du Nord et de la Manche, et une soixantaine de bateaux de petite pêche.

En 1918, malgré la réquisition de tous les vapeurs et le torpillage d'un grand nombre de voiliers, Fécamp a pu produire. 7 millions 200.000 francs de morues et 13 millions de francs de harengs.

Voici les statistiques détaillées de 1922

Fécamp expédie des quantités considérables de filets de hareng et, depuis quelque temps, des filets de morue. Ce port a en outre un commerce très actif de morue en tonnes, morue séchée, maquereau salé, maquereau saur, hareng blanc, hareng saur doux ou bouffis, keepers ou ouverts, etc.

La morue est expédiée dans la plupart des pays du monde. Il ressort d'un discours de M. Caron, président du syndicat des négociants saleurs, que la préparation et la vente des produits de pêche occupe plus de 4.000 personnes à Fécamp.

Mais Fécamp n'est pas seulement grand port de pêche; c'est un port de commerce où passent du charbon, des graines oléagineuses, des bois, des métaux, du lin, du chanvre, du brai, du goudron, des ciments, etc.
:
Fécamp a reçu pendant la période 1915-1919, une moyenne annuelle de 186.000 tonnes de houille, 90.000 tonnes de métaux, 7.000 tonnes de bois, 6.000 tonnes d'arachides, 5.000 tonnes de goudron, 16.000 tonnes de divers, ensemble 310.000 tonnes, ensemble 310.000 tonnes.

Les statistiques du réseau de l'Etat pour 1920 indiquent Fécamp au 18 rang des 1.713 gares du réseau, avec un chiffre d'expédition de 157.969 tonnes.
L'industrie comprend des usines d'électricité et de transport de force, de la houille, des huileries, des savonneries, des maisons de métallurgie, des lineries, des minoteries, des corderies, des fabriques de filets de pêche, des tanneries, des fabriques de confection, des biscuiteries, des chantiers. de constructions navales, et enfin la Bénédictine, dont nous parlons plus loin.

Le programme d'après guerre, exposé par M. Gustave Vasse, l'actif et compétent président de la Chambre de commerce de Fécamp, est extrêmement important. Il comprend :

10 Des travaux de réparations, de construction et d'amélioration à exécuter dans le port;

2o La remise en état de l'outillage ancien et de la création d'un outillage nouveau; L'amélioration des voies et moyens de transports actuels, la création d'un outillage de voies et moyens nouveaux.

Outillage

10 Construction d'un slip, ou acquisition d'un dock flottant pour le carénage des navires;

2° Réparation des grues et acquisition de grues électriques à placer sur les quais du bassin Freycinet.

Travaux à exécuter dans le port

10 Approfondissement de l'avant-port et réfection des quaís;

20 Creusement et dérochement du chenal et exécution régulière de dragages;

3° Remplacement du Pont-Neuf par un pont à double voie ;

40 Dragage et entretien régulier des bassins Bérigny et Freycinet, établissement d'un appontement continu

5° Dragage du nouvel avant-port et établissement d'appontements sur le quai Sud;

6° Voûter la rivière de Valmont sur la plus grande partie;

70 Remblayer la prairie à l'Est du bassin Freycinet afin d'y créer un terre-plein pour le stockage.

Chemins de fer el transports

1° La création d'une ligne à double voie de Fécamp à Motteville comportant doublement de la voie entre Fécamp et Valmont. Construction d'un tronçon de Valmont à Grémonville et doublement de la voie entre Grémonville et Motteville;
2° Etablissement d'une gare maritime auprès des appontements prévus au quai Sud du nouvel avant-port et comprenant un hall au poissons un hangar pour l'expédition et un magasin frigorifique;

3° Raccordement de cette gare maritime avec la gare principale, tant par le quai Sadi-Carnot que par derrière les Magasins Généraux;

4° Agrandissement de la gare actuelle des halls de messageries et de marée fraîche ainsi que de voyageurs ; Agrandissements du dépôt et des voies ferrées existantes ;

5° Etablissement de trains de marée comportant au besoin des wagons isothermiques ou frigorifiques pour permettre au poisson frais de parvenir en bon état sur les lieux de consommation de grande distance. Depuis la guerre, en dépit d'innombrables difficultés, la Chambre de commerce a fait un effort considérable, aussi bien en ce qui concerne les travaux du port que l'outillage et les chemins de fer.

Nous ne pouvons mieux terminer cet article qu'en citant ces phrases écrites par M. Gustave Vasse lui-même

«Une cité active, industrieuse, des capitaux des initiatives, une population maritime vaillante et forte de l'expérience de plusieurs siècles, l'union la plus intime et la plus féconde entre patrons et ouvriers, armateurs, capitaines et marins, le sens très aigu du progrès et des méthodes nouvelles, voilà ce qui ressort de l'étude de la marine, du commerce et de l'industrie de Fécamp. »

La Chambre de commerce s'est efforcée depuis la guerre de permettre à Fécamp de développer et d'intensifier son labeur opiniâtre et son activité. Ce n'est rien à côté de ce qui reste à faire.

Pour mener à bien cette œuvre, Fécamp compte sur l'appui et la collaboration toujours plus active du gouvernement et des administrations publiques. Nous avons le ferme espoir que ce concours indispensable ne nous fera pas défaut. » C'est également notre vif désir.

LA BÉNÉDICTINE

Parmi les industries les plus florissantes de la Normandie, nous ne devons pas manquer de mentionner à Fécamp la Bénédictine, la grande liqueur française, de réputation universelle.

Tout le monde, en effet, connaît aujourd'hui la célèbre liqueur qui a nom Bénédictine, et l'établissement de même nom où elle est fabriquée par les successeurs de M. Alexandre Le Grand aîné, son fondateur. Cet établissement, dans la pensée de M. Le Grand, était destiné à remplacer, sous une forme nouvelle, l'ancienne Abbaye de Fécamp, disparue à la fin du XVIIIe siècle.

C'est en 1510 qu'un moine de l'Abbaye, Dom Bernardo Vincelli, profond érudit, qui se consacrait à l'étude des simples et à la préparation des boissons médicinales, composa l'Elixir Bénédictin qui devait s'appeler plus tard « Bénédictine ».

Lorsque la Révolution éclata, l'Abbaye eut le sort de tous les établissements religieux. Elle fut livrée à la fureur révolutionnaire, les moines furent expulsés, les bâtiments saccagés et presque entièrement détruits. Fort heureusement, quantité d'ouvrages et d'objets précieux furent sauvés, de la tourmente et confiés aux soins dévoués de l'ancien procureur fiscal de l'Abbaye, M. Martin Couillard, aïeul maternel de M. A. Le Grand, le fondateur de la Distillerie de la Bénédictine. Parmi les manuscrits recueillis se trouvait la précieuse recette du moine Vincelli. Ce n'est qu'en 1863 que M. A. Le Grand en devint l'heureux possesseur.

Après de laborieuses expériences poursuivies avec la ténacité d'un vrai bénédictin, M. A. Le Grand parvint à reconstituer le précieux élixir dans toute sa finesse et sa douceur au palais comme à l'odorat, et appela la liqueur ainsi composée du nom de «Bénédictine », en raison de son origine.

En 1876, afin de donner plus d'extension à cette industrie déjà florissante, une Société Anonyme fut créée. Sur les vastes terrains dépendant de l'ancienne Abbaye s'élevèrent les merveilleux bâtiments de la Distillerie de la Bénédictine, exécutés d'après les plans de M. Albert, architecte, qui s'est inspiré, dans la conception de son œuvre, de la meilleure époque de la Renaissance. Incendiés en 1892, ces bâtiments ont été reconstruits avec un véritable goût artistique.

Notre but est surtout d'étudier l'installation et l'organisation de la Bénédictine au point de vue industriel; le lecteur nous saura gré, néanmoins, nous n'en doutons pas, de lui dire aussi quelques mots de la partie artistique de cet établissement.

Avant, toutefois, de pénétrer dans l'usine de la Bénédictine, il convient que nous fassions une rapide excursion sur les falaises environnantes, où sont situés les champs de culture des plantes utilisées dans la fabrication de la liqueur. C'est en grande partie au voisinage de la mer que ces plantes doivent les principes vivifiants et salutaires qu'elles communiquent par suite aux liquides spiritueux et sucres auxquels leurs sucs seront incorporés. Récoltées en juillet et septembre, les plantes sont choisies avec la plus grande attention et mises en bouquets pour être suspendues dans d’immenses séchoirs dont les constructions s'élèvent au centre de la culture. Parvenues au degré de séchage voulu, elles sont emmagasinées pour être utilisées au fur et à mesure des besoins.

Effectuant maintenant notre visite à la Bénédictine dans l'ordre de la fabrication, nous nous rendons à l'établissement industriel et pénétrons dans le vaste laboratoire de la Distillerie, où il nous est donné de voir de nombreux appareils distillatoires et autres, ainsi que de gigantesques foudres réunissant ensemble près de cinq cent mille litres de Bénédictine.

Nous continuons par les caves aux profondeurs sans fin, où se trouvent les abondantes réserves d'eau-de-vie, et dans lesquelles la liqueur subit les préparations définitives avant d'être refoulée, au moyen de l'air comprimé, à l'étage supérieur pour la mise en bouteille. Cette partie de la distillerie est admirablement agencée. Tous les récipients sont réunis par des tuyauteries qui permettent des transvasements rapides sans perte d’arôme, ni de degré, et permettent ainsi d'obtenir l'uniformité du produit élément si apprécié des véritables dégustateurs et qui fait la juste renommée de la Bénédictine.

Des caves, nous remontons au rez-de-chaussée pour voir le magasin des bouteilles vides, où 500.000 et plus de ces flacons aux formes pansues attendent, dans d'énormes casiers, leur tour de passer dans les salles de dépotage et de rinçage pour recevoir ensuite la précieuse liqueur.

Des salles du dépotage et du rinçage, nous passons à la salle de la mise en bouteilles, où l'on voit les tireuses automatiques permettant de remplir jusqu'à 10.000. bouteilles par jour. Une fois pleines, les bouteilles sont transportées par un monte-charge électrique à l'étage supérieur, dans la salle de l'étiquetage et de l'habillage, véritable ruche de travail, où une centaine de jeunes filles, sous la direction des sœurs de Saint Vincent-de-Paul, sont occupées au bouchage, plombage, cachetage, étiquetage, enveloppage des bouteilles. Quelques-unes sont aussi employées à l'habillage des flacons d'eau de mélisse et alcool de menthe, dont la Bénédictine s'est adjoint la fabrication, conforme également à la formule laissée par les anciens moines de l'Abbaye de Fécamp.

Un escalier nous ramène au rez-de-chaussée, où l'énorme entassement de caisses pleines, marquées, cachetées, prêtes, en un mot, pour les expéditions, frappe les regards du visiteur. A remarquer le mode ingénieux d'emballage formé de compartiments épousant exactement la forme de la bouteille. L'opération se fait très rapidement et l'emballage est parfait.

La Bénédictine possède un stock permanent de 50.000 caisses.

Traversant la cour principale de l'usine où l'on aperçoit deux puissants générateurs fournissant la vapeur nécessaire à la distillation et aux diverses machines actionnant l'outillage mécanique des ateliers, nous pénétrons dans la scierie, séparée de l'usine par une rue. Dans cet important corps de bâtiment, tous les métiers en usage pour le débitage, le façonnage, le marquage des bois y sont en œuvre. De grandes galeries, au premier étage, contournent ce vaste bâtiment ; c'est là que sont installés les ateliers de menuiserie et de confection des caisses ; des annexes contiennent les ateliers de forge, de chaudronnerie, de plomberie, etc., etc. Nous laissons maintenant de côté la partie industrielle pour aller à la partie artistique.

C'est pour nous un devoir que de faire débuter notre visite à la Bénédictine artistique par une station au monument élevé à la mémoire de M. A. Le Grand aîné, fondateur de la Bénédictine. Ce monument, placé dans la cour d'honneur, est l'œuvre de M. Camille Albert, architecte, et de M. Gauquié, sculpteur statuaire.

Nous détachant du monument du fonda- teur de la Bénédictine, nous pénétrons sous le « Hall », ou salle des Pas-Perdus, d'une très belle architecture et donnant accès à l'escalier d'honneur. Une immense baie donne à profusion la lumière à cet escalier à double révolution, faisant resplendir un fort beau vitrail qui, en deux scènes historiques, évoque le passé. et le présent de la Bénédictine. L'une de ces scènes représente le moine bénédictin Dom Bernardo Vincelli dans son laboratoire, dirigeant la fabrication du précieux élixir. L'autre nous montre le Conseil d'administration de la Bénédictine et la Direction tels qu'ils étaient constitués en 1895.

Franchissant le palier de l'escalier d'honneur et nous dirigeant sur la droite, nous pénétrons dans la Salle des Abbés, vaste salle ne mesurant pas moins de 250 mètres carrés. L'architecture, inspirée du style Renaissance le plus riche, est d'un grand effet. Seize forts pilastres supportent autant de niches abritant les statues des seize principaux abbés de l'ancienne Abbaye. Au fond, un vitrail représentant la réception de François Ier, par les moines, aux portes de l'Ab- baye, en 1534.


Nous pénétrons ensuite dans les diverses salles du Musée, comprenant la grande salle gothique, la salle du Dime, l'Oratoire, la salle Renaissance et la salle des contrefaçons. Nous ne pouvons énumérer les richesses amoncelées par M.A Le Grand, fondateur, il faudrait un gros volume pour détailler les mille et une curiosités qui se présentent aux yeux à travers les divers salles de ce musée. Il y a de tout, dans ce petit Cluny pierre, marbre, albâtre, bois, ivoires sculptés, bahuts, crédences, sièges divers, émaux, orfèvrerie religieuse, serrurerie, armurerie, tissus sacerdotaux, sceaux d'abbés, manuscrits, chartes, tableaux de piété et portraits de Bénédictins.

Après avoir passé en revue la partie industrielle et la partie de la Bénédictine, il nous faut dire que l'administration de Société n'a pas négligé le bien-être de ses ouvriers et employés. Une caisse de secours fonctionne, depuis 1888 au profit des travailleurs chargés de famille ou atteints par la maladie; elle est alimentée par le droit d'entrée demandé aux nombreux visiteurs qui viennent, chaque année, visiter l'établissement.

A l'heure actuelle, une cité ouvrière est en construction, pour parer à la crise du logement et assurer à son personnel des habitations saines en même temps que confortables. comme on le voit, le bien-être matériel et moral n'est pas oublié ; aussi peut-on constater en maintes circonstances le bon accord et les liens d'estime et d'affection véritables qui existent entre les directeurs, les employés et ouvriers et qui résultent des devoirs bien compris de part et d'autre.


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