Le Petit Écho de la mode 10 février 1924 |
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La Mouche et le Chien
Je ne crois pas qu'on puisse trouver le type de la créature parfaitement libre nulle part que dans la vulgaire mouche de nos maisons. Non seulement libre, mais brave, et irrévérencieuse à un point où je ne crois pas qu'aucun républicain de l'espèce humaine puisse, par quelque théorie philosophique, se hausser. Il n'y a, en elle, aucune politesse; elle ne s'inquiète pas de savoir si c'est un roi qu'elle persécute ou un rustre, et dans chaque pas de sa rapide marche mécanique, et dans chaque pause de son audacieuse investigation, il y a l'unique et même expression de parfait égotisme, de totale indépendance et confiance en soi, et la conviction que le monde a été créé pour les mouches. Frappez-la de votre main et, pour elle, le fait mécanique et l'aspect extérieur de l'opération est ce que serait, pour vous, un champ de terre rouge, de dix pieds d'épaisseur, se soulevant tout à coup du sol en un amas massif, se balançant en l'air au-dessus de vous durant une seconde et s'écroulant avec fracas en visant un but. Ceci est l'aspect extérieur de la chose; mais l'image intérieure qu'elle s'en fait, dans sa jugeote de mouche, est celle d'un incident tout à fait banal et sans importance, une des conditions transitoires de sa vie active. Elle s'écarte de la route que suit votre main et revient se poser sur son dos. Vous ne pouvez l'épouvanter, ni la gouverner, ni la persuader, ni la convaincre.
Elle a son opinion à elle, faite sur toutes choses, opinion non pas habituellement déraisonnable, si l'on considère sa propre fin et elle ne vous demande pas la vôtre. Elle n'a rien à faire, aucun instinct tyrannique à suivre. Le ver de terre a ses fouilles, l'abeille a sa cueillette et sa bâtisse, l'araignée son fin réseau, la fourmi son trésor et ses comptes. Tous sont relativement esclaves ou gens de petits métiers. Mais votre mouche, libre dans l'air, libre dans la chambre, Noire Incarnation du Caprice, se promène, explore, voltige, flirte, s'empiffre, comme cela lui chante, de victuailles richement variées.
Pour la servitude, au contraire, le type le plus douloureux pourra vous en être fourni par le chien de garde, peut-être par le vôtre, à coup sûr par le mien. Le temps est splendide, mais il faut que j'écrive ceci, et je ne peux sortir avec lui. Il est enchaîné dans la cour, parce que je n'aime pas les chiens dans les appartements et que le jardinier ne les aime pas dans le jardin. Il n'a pas de livre, rien pour le distraire que ses tristes pensées et un lot de ces mouches libertaires qu'il happe soudain sans aucun succès. S'il a quelque obscur espoir que je l'emmène dehors avec moi, le voilà tristement déçu d'heure en heure, ou, ce qui est pire, enfoncé en un sombre désespoir par un «non ! » autoritaire qu'il ne comprend que trop. Sa fidélité ne fait que fixer son destin; s'il ne montait pas la garde pour moi, il serait renvoyé et il irait chasser avec quelque maître plus heureux. Mais il garde et il est sage et fidèle et misérable et sa supérieure intelligence animale ne lui donne que ces facultés d'envier, d'admirer, de souffrir, de désirer et d'aimer, qui font sa captivité plus amère. Cependant, entre les deux, que préféreriez-vous être ? le chien de garde ou la mouche ?
J. RUSKIN.
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