Le Figaro 10 février 1924 (Michelet 02)


Michelet et l'Italie

Michelet aura aimé l'Italie comme il savait aimer, c'est-à-dire d'une passion profonde, puisée aux sources mêmes de son être, développée par toutes les forces de son âge mûr et s'épanouissant à certaines heures en une sorte de délire sacré.
«De tous les Français, a écrit Gabriel Monod, qui ont, au dix-neuvième siècle, adoré l'Italie, compati à ses souffrances, applaudi à son relèvement, aucun n'a senti, exprimé, symbolisé la solidarité profonde qui unit la France et l'Italie d'une manière aussi complète que Jules Michelet. »
A la vérité, l'auteur de l'Insecte et de l'Oiseau faisait-il autre chose, en cette occasion, que payer le tribut de sa reconnaissance envers la vieille terre classique? Ne lui devait-il pas en même temps la santé physique et la santé morale??..
La santé physique, puisque, trois ou quatre fois, surmené par de travail, épuisé, anéanti, il ne doit le relèvement de ses forces et le salut qu'au soleil merveilleux de ce pays incomparable vers lequel il revenait comme vers la source de toute vie et de toute beauté. La santé morale, car ses deux grands maîtres, ceux qu'il reconnaissait comme ses deux grands éducateurs, l'un de son enfance, l'autre de son âge mûr. étaient deux écrivains de la péninsule: Virgile et Vico.
Virgile fut parmi ses premières lectures: Dès mon enfance, dit-il, Virgile fut adopté par moi et me fut une Bible.» Bientôt il le sut par cœur et il n'eut plus besoin de l'emporter avec lui dans ses promenades solitaires, à travers les champs, les bois et les halliers où il aimait à se perdre en rêvant. Ce sublime éducateur lui avait enseigné à la fois le sens de la nature et le sens de l'histoire: Michelet devait en être marqué pour la vie.
Vico ne lui fut pas moins nécessaire. Il lui révéla l'action cachée des idées sur les hommes et les masses, il déroula devant ses yeux illuminés les perspectives du droit et de la justice, il l'aida enfin à dégager définitivement sa personnalité.
Par Virgile et Vico, Michelet a donc aimé la terre italienne, mais c'est surtout par le voyage qu'il fut conquis à jamais. En 1830, épuisé par un travail excessif, condamné par des médecins à un repos absolu, il songea à mettre une trêve à sa vie de labeur et il partit pour Rome en passant par Gênes, Pise et Florence. Son séjour fut un enchantement. Son imagination, évocatrice du passé, ne l'abandonna pas une minute et, devant ces cités fameuses, ces paysages historiques, mêla sans cesse des rappels d'autrefois à la vivacité des sensations présentes. Presque tout son journal de Rome serait à citer à ce point de vue.
Il contemple la ville d'une de ses collines, et, aussitôt, dans le plus émouvant des parallèles, il la compare à Paris: mêmes collines, même situation, même développement topographique. Mais il conclut: Paris est la ville de l'avenir, Rome la ville du passé. » Il évoque le spectacle sublime du Colisée avec ses cent mille spectateurs, ses chrétiens livrés aux bêtes, ses gladiateurs impassibles, « enseignant à leurs maîtres à mourir. » Il erre à travers toutes les ruines, il sent partout le souffle de la mort et il en frémit, lui, le plus grand des adorateurs de la vie. Mais, tout de même, l'horreur de ce spectacle est si excitante qu'elle le transporte, malgré les protestations de tout son être : « Rome n'est plus qu'un tombeau, mais dans ce tombeau est venu s'ensevelir un monde. »
Enfin il étudie le peuple en curieux passionné d'histoire, et il note des impressions curieuses. Il démêle la sensualité qui subsiste dans le Romain, il se laisse prendre à l'indolence italienne, cette apparence qui trompe si singulièrement les voyageurs pressés, et il écrit: « C'est presque de l'indolence byzantine. » Mais, dans le fond, il ne peut pas croire vraiment à la ruine définitive de l'Italie. Avec une volonté de ferveur presque religieuse, il rêve à sa renaissance et il appelle de tous ses vœux sa résurrection: « Ah! cette vieille terre italique, écrit-il à un ami, sur quelque point que vous touchiez, la vie frémissante en jaillit et la jeunesse éternelle! Si l'on vous redit qu'elle est morte, n'en croyez rien. La mort n'est ici qu'une apparence. Qui porte en soi une force aimante éternellement ne peut mourir. »
Ces premières impressions, Michelet peut les revivre et les contrôler quelques années plus tard, en 1838, lorsque, pour la seconde fois, il aborde la terre italienne. C'est par le Saint-Gothard qu'il y pénètre, et, aussitôt, c'est une sensation profonde qui le secoue tout entier « Dès Lugano, écrit-il, je me sentis aux cheveux, au visage, un souffle mystérieux comme une haleine d'amour, celle de la grande mère Italie, toujours jeune et rajeunissante, aimante éternellement. » Il court à Venise avec une ardeur égale à celle qui l'a entraîné vers Rome. La somptuosité de la ville, de ses églises, de ses palais le jette dans un transport inouï. Là encore il ne peut admettre que la vie se soit retirée à jamais, il croit à la résurrection de cette seconde patrie, et, avec une sorte de fièvre, il accumule toutes les raisons qui font immortelle la terre italique, de même qu'il cherche les moyens par lesquels on pourrait revivifier cette ville morte. Puis, revenu à Paris, il consacrera presque tout son travail à l'Italie, étudiant l'histoire de la Renaissance italienne dans ses cours du Collège de France, composant ses chapitres sur Savonarole et Michel-Ange, ne se lassant pas de sonder l'avenir à la lumière du passé.
En 1852-53, nouveau voyage au delà des Alpes. Ebranlé par les événements politiques, très fatigué, Michelet repart demander la santé au soleil italien et il va s'établir sur les côtes de Ligurie. Malheureusement l'époque n'est pas très favorable. A Gênes, il souffre du mauvais. temps:
« J'étudiais dans mon manteau, enveloppé comme au bivouac. L'hiver était venu. Je m'avisai de demander du feu, de m'enquérir des cheminées. Grand étonnement des Génois. Ils me répondirent fièrement qu'en Italie on ne se chauffait point la cheminée est inconnue à Gênes. Même elle y serait dangereuse, disent-ils, vu la sécheresse du climat : le feu irriterait la poitrine ! »
- Comme le froid augmente, il va à Nervi où il loue un palazzetto, à l'extrémité du village. Jolie maison peinte au dehors, boue à l'intérieur. Une seule belle pièce : la cuisine immense, mais fort sombre, humide, d'une humidité de souterrain. Les chambres sont sans meubles. Seul le second étage est délicieux avec son boudoir et sa salle de bal d'où l'on aperçoit la mer lointaine.
C'est là qu'il demeure pendant cinq mois avec sa courageuse femme qui vient à bout, seule, de toutes les besognes, même des plus rudes, dans une bourgade sans ressources et presque sans marchands.
Cependant, malgré tout, il subit le charme irrésistible de la nature merveilleuse qui l'environne, la mer surtout, l'éternelle endormeuse, le grise de lumière et de beauté « De mes amitiés nouvelles, conte-t-il, c'était de beaucoup la plus parleuse, la plus invitante, la plus empressée. Je ne la vis jamais bien méchante, mais amusante toujours, variée toujours et à l'infini, diversifiée. »
La montagne rude et âpre, habitée par des pauvres hères, incite sa pitié. Tout, autour de lui, est un enseignement, une marque de beauté, un signe de grandeur ou un exemple à méditer. Et il retrouve bientôt la santé perdue, hâtant sa guérison, avoue-t-il, par le spectacle des maux qui l'entourent, dans cette misérable bourgade peuplée de malheureux pêcheurs, sentant mieux la force de son corps débile en face de tant de misères, de tant de médiocrités, de tant de douleurs.
Cette vue de l'infortune lui suggère quelques-unes de ses plus belles pages sur la patrie italienne. Elle lui permet aussi de s'élever de l'exemple particulier de l'Italie à celui, plus général, de toutes les patries européennes. Et, d'une plume fiévreuse, il crie à ses amis italiens dans le Banquet:
«Nous ne nous sauverons qu'ensemble. Le cœur de la France est pour le parti unitaire italien. L'unité de l'âme italienne a été faite, à partir du quatorzième siècle, par l'unité de la langue littéraire, de l'art, de la musique, de la législation. Si les Italiens restent non centralisés ils seront inférieurs: ils ne se sauveront que par le sacrifice et la grande amitié. »
Quel cri de joie ne poussa-t-il pas à l'annonce de la guerre franco-italienne, et quelle désillusion, aussi, le jour de Villa-franca!
Hélas! une peine plus poignante l'attendait sur la terre bien-aimée de sa chère Italie. C'est là qu'il est lorsqu'il apprend nos désastres de 1870. Cloué encore une fois par la maladie dans le pays du soleil et de la joie, il assiste, impuissant, à l'agonie de la France. A Pise, où il erre lamentablement, c'est l'annonce de la Commune, de la patrie déchirée par ses enfants. Il n'y peut résister: le 30 avril, il est frappé d'une attaque d'apoplexie. Des soins dévoués le font revenir à lui, il peut repartir achever sa guérison en Suisse, mais l'image de d'Italie ne le quitte pas. Jusqu'au bout elle le hante, jusqu'au bout il l'associe à celle de sa chère France et il répète ces mots d'un petit enfant reconnaissant
« Italie! Ma nourrice Italie ! »....

Jules Bertaut.
Autour de Michelet
Arsène Houssaye et, après lui, tous ceux qui ont écrit sur le quarante-et-unième fauteuil de l'Académie française, se sont étonnés que Michelet, n'ait point fait partie de cette Académie: Maitre de conférences, chef de la section historique aux Archives nationales, professeur du Collège de France, les titres ne lui manquaient pas. La vérité,c'est que, contrairement à certains acadmiciens et candidats d'aujourd'hui, Michelet n'était point partisan de ce qu'on peut appeler « le cumul académique ».
Jamais il ne désira d'être l'un des Quarante, et se contenta de siéger à l'Académie des Sciences morales et politiques. « Je suis de l'Institut, cela suffit », disait-il, à chaque vacance, en recommandant la candidature d'Edgar Quinet, lequel, d'ailleurs, ne fut jamais élu par l'Académie Française. Il faut donc considérer Michelet comme un quarante-et-unième fauteuil volontaire.
Sainte-Beuve goûtait médiocrement Balzac, de Vigny et Michelet. En revanche, l'illustre historien eut toute l'admiration de Flaubert, à qui il faisait parfois des visites. En l'été de 1865, Flaubert remercia Michelet de lui avoir envoyé la Bible de l'Humanité « Le passage sur Eschyle est bien beau. Mais qu'est-ce qui n'est pas beau dans votre ceuvre ?» Le 13 novembre 1867, nouveaux remerciements de Flaubert à propos du Dix-Huitième Siècle. Le bon géant de Choisset, au cours de cette lettre, est d'accord avec Michelet sur Rousseau: « Votre jugement sur Rousseau me charme... Bien que je sois dans le troupeau de ses petits- fils, cet homme me déplait. Je crois qu'il a eu une influence funeste. C'est le générateur de la démocratie envieuse et tyrannique. Les brumes de sa mélancolie ont obscurci dans les cerveaux français l'idée du droit... » Ces deux grands écrivains avaient prévu les excès de certains syndicats.
Quoique lisant peu les romanciers, Michelet faisait grand cas de l'auteur de Madame Bovary et ne manquait pas de lui offrir tous ses livres. En 1869, Flaubert reçut la préface du volume consacré à la Terreur. Ici encore, tous deux sont du même avis, mais cette fois, ils règlent son compte à Robespierre. A la date du 2 février, Flaubert répond « Je hais comme vous la prêtraille jacobine, Robespierre et ses fils que je connais pour les avoir lus et fréquentés... » Dans chacune de ses lettres, Flaubert ne manquait pas de prier son « cher maltre » de le rappeler au souvenir de Mme Michelet.
Mme Michelet passe, à tort ou à raison, pour avoir aidé son mari, dans ses oeuvres dites d'imagination. Il semble pourtant que la littérature française et étrangère, si vaste pour les esprits curieux, ne l'ait point fanatisée. « Je n'ai rien à lire ! » disait-elle volontiers. Elle oubliait qu'un des plus grands plaisirs est de relire les dieux.
Un jour que les Goncourt visitaient l'historien, dans son appartement de la rue. d'Assas, ils entendirent Mme Michelet demander quelque chose de nouveau. Et Michelet de s'écrier, en se tournant vers ses. visiteurs: « Je lui ai pourtant dit : « Prends mon Eschyle, prends mon Dante, prends mon Shakespeare, prends enfin mes plus belles choses! »
Jules Clarelie nous a laissé un curieux volume intitulé la Canne de M. Michelet. Jamais la canne de Michelet ne soutint sa démarche comme pendant ses séjours à Hyères. Michelet adorait la promenade, et l'on se souvient encore de ses tours de ville» dans la charmante cité des palmiers et du ciel d'azur. Pourtant, quoique partout salué et honoré, l'auteur de la Montagne ne fut jamais populaire parmi les coiffeurs d'Hyères. La raison, c'est qu'il ne donnait que six sous par barbe à celui qui le rasait. Michelet partait de ce principe qu'un tel travail net méritait pas plus. A l'en croire, ses six sous. équivalaient à un acte de justice, et non à de l'avarice.
Le Cèdre de Michelet
Comme Taine avait eu à Paris son arbre, un beau platane, que, s'il faut en croire Barrès, il ne « se lassait jamais d'admirer et de comprendre », un arbre qui fut « l'ami et le conseiller de ses denières années» et qui « lui parlait de tout ce qu'il avait aimé », Michelet, pendant son séjour à Nantes, eut pour confident et pour maître un grand cèdre dont, à plusieurs reprises, il nous entretient dans ses livres et dans ses lettres. Plusieurs années, ce cèdre lui a survécu; maintenant, il est mort; mais ses traits nous ont été conservés et par les descriptions que nous en a données Michelet et même par un dessin que, grâce aux aimables indications de l'érudit bibliothécaire de Nantes, M. Giraud-Mangin, j'ai pu retrouver dans les souvenirs d'un vieux Nantais que, sans y mettre son nom, un fureteur du lieu, Léon Brunschvicg, publia à Nantes en 1888.
Dans un chapitre que Brunschvicg consacre au passage de Michelet à Nantes, il nous dit que, sur ce cèdre, qui n'était pas encore défunt au moment où cette étude vit le jour, le propriétaire de Michelet avait fait apposer une plaque dont le texte était ainsi conçu: « Cèdre de Michelet; séjour à la Haute-Forêt du 21 juin 1852 au 16 octobre 1853. »«Mon cèdre vit-il encore ? Je ne sais. Les architectes ont la haine des arbres en ce temps.» (L'Oiseau, par J. Michelet, p. XLII. Librairie Hachette et Cie, 1856.). L'inscription a disparu avec le cèdre, mais, me dit M. Giraud-Mangin, sur les murs de la propriété, quelques admirateurs de Michelet ont fait apposer une plaque en bronze avec l'effigie de l'historien due au sculpteur Barrau.
C'est à la suite du coup d'Etat du prince Napoléon que Michelet, qui avait été révoqué de son poste au Collège de France (Quinet, lui, avait dû s'exiler en Belgique) jugea prudent de quitter Paris pour aller en Bretagne poursuivre son Histoire de la Révolution. « Me voilà déraciné, cher, écrit-il à Quinet le 14 mai 1852, et ne sachant trop encore où je fixerai dans quelques jours mes racines nouvelles. J'irai peut-être près de Nantes. » Le 5 juin, il écrit encore : « J'ai refusé le serment avant-hier, cher ami, et le 11 je pars pour Nantes où je compte travailler six mois dans la plus complète solitude, à portée de la Vendée qui entre dans mon dernier volume, » Il semble, à vrai dire, que ç'ait été surtout cet espoir de rencontrer là-bas des documents intéressants pour son travail qui l'avait décidé à se diriger de ce côté. Mais d'autres raisons aussi intervinrent. Incertain du lendemain, Michelet était contraint de se montrer économe et la Bretagne était, à ce moment, un des pays où l'on vivait à meilleur compte. En 1831, d'ailleurs, lorsqu'il préparait son Tableau de la France, Michelet avait visité la Bretagne, il avait passé à Brest, Auray, Quiberon, Tréguier (où il avait rencontré le Père Système dont devait reparler Renan), Morlaix, Quimperlé, Batz (1) et la race celtique « la plus obstinée du monde », comme il avait écrit alors, avait produit sur lui une grande impression..
Sa première intention, suivant Brunschvicg, ne fut pas de s'établir exactement à Nantes, mais au Pouliguen; il s'y rendit même, mais dut, parait-il, battre en retraite devant l’intransigeance d'un curé qui, déjà navré de voir son village dégénérer en une station balnéaire, ne se souciait point de recéler en sa paroisse un personnage aussi peu orthodoxe. A Nantes, en revanche, les milieux libéraux le traitèrent en grand homme et Michelet fut fort flatté de leurs attentions. Il a laissé trace de sa satisfaction dans le volume VI de son Histoire de la Révolution au chapitre sur le siège de Nantes : « Nous pouvons, dit-il, en connaissance de cause, rendre ce témoignage aux hommes de l'Ouest; ils sont économes, ils sont généreux. La simplicité antique des moeurs, la sobriété habituelle, la parcimonie même qui est leur caractère leur permettent dans les grandes circonstances une munificence héroïque, une noble prodigalité, quand le cœur s'ouvre, la main s'ouvre aussi, large et grande. » Et il ajoute en note: « Tels ils étaient alors, tels je les ai trouvés quand dans ce grand naufrage je suis venu poser ici mon mobile foyer. » Un Vendéen, dit-il, lui a proposé lors de son arrivée à Nantes, de le mener en voiture dans toutes les localités deventies histo-riques. Ce même homme a placé sa maison de Nantes à la disposition de l'historien. Michelet ne voulut rien accepter des gens de l'Ouest.« Mais, dit- il, le lien fort et sacré de l'hospitalité antique n'en est pas moins formé entre eux et moi. Ceux de la sympathie existaient dès longtemps. Les premières pages de ma description de la France. le témoignent assez. » Des collections particulières et les archives départementales lui furent largement ouvertes « Qu'aurais-je fait, écrit-il, même à Paris, si je n'avais eu connaissance de la collection de M. Dugast-Malifenx, unique pour l'histoire de la Révolution dans l'Ouest ?» Aussi voyez en quels termes il parle de Nantes, pendant la période révolutionnaire: « Nantes... devient la maison de tous ceux qui n'en avaient plus; la grande cité ouvrit à ce pauvre troupeau fugitif de la guerre civile des bras maternels. C'est sur un coteau, près de la chapelle Saint-Félix, qu'il habitait ; son propriétaire M. Pironneau, professait pour lui une véritable vénération; c'est lui qui apposa la plaque sur le cèdre et qui légua à la Société archéologique de Nantes le bail qu'avait signé Michelet. Quand le temps le lui permettait, l'historien, dès le lever du jour, s'établissait dans le verger pour y écrire cependant que Mme Michelet, aidée de sa bonne, une sauvage fille bretonne », vaquait à l'élevage de ses poulets; le soir, dans le verger encore, Michelet, pour défendre ses légumes, s'adonnait à la chasse aux escargots. Verger idéal, sorte de Paradou dans lequel, dit-il, les nuits, moins étincelantes que celles du Midi, étaient légèrement gazées d'une brume tiède à travers laquelle les étoiles, discrètement, envoyaient de doux regards ».
C'est au-dessus de ce verger que se dressait le fameux cèdre avec, autour de lui, quelques arbres moins majestueux. "On le voyait, dit Michelet, de trois lieues, des campagnes opposées, des bords de la Sèvre nantaise et des bois de la Vendée. Notre asile, bas et tapi à côté de ce géant, n'en était pas moins signalé par lui dans un rayonnement immense et peut-être lui devait-il son nom: la Haute-Forêt... Ces beaux arbres incessamment balancés au vent de la mer, battus des vents opposés qui suivent les courants du grand fleuve et de ses deux rivières, gémissaient de ce combat et, jour et nuit, animaient le profond silence du lieu d'une mélancolique harmonie. Parfois on se fût cru en mer; ils imitaient le bruit des lames, celui du flux et du reflux » (1).
Dans cette compagnie, Michelet, fougueusement, écrivail Quatre-vingt-treize; il revivait toute l'époque; il avait « mal à sa France », pour employer une de ses expressions qui date, il est vrai, d'une autre période; il sentait le sang lui monter à la bouche, comme Flaubert, devant Mme Bovary empoisonnée, sentait monter à ses lèvres de goût de l'arsenic. « Robespierre, écrivait-il de Nantes, mange ma moelle et mes os» (Voir E. Noël, Michelet et ses enfants.) A Quinet, il disait «Il serait piquant que l'historien de 93 s'ajoutat à la liste de ses victimes. C'est une époque capable d'expédier celui qui l'a contée. Dans une vieille maison transparente que perçaient les grandes pluies en janvier 1853, note Michelet en sa préface de 1868 à l'Histoire de la Révolution, j'écrivais sur le même mois correspondant de la Terreur: « Je plonge avec mon sujet dans la nuit et dans l'hiver. Les vents acharnés de tempête qui battent mes vitres depuis deux mois sur ces collines de Nantes accompagnent de leurs voix tantôt graves, tantôt déchirantes, mon Dies Irae de 1793. Légitimes harmonies! Je dois les remercier. Ce qu'elles. m'ont dit souvent dans leurs fureurs apparentes, dans leurs aigres sifflements, dans le cliquetis sinistrement gai dont la grêle frappait mes fenêtres, c'était la chose bonne et forte, que tous ces semblants de mort n'étaient nullement la mort, mais la vie tout au contraire, le futur renouvellement. »
Et ce n'étaient pas d'histoire seulement que lui parlaient les voix du vent dans le cèdre. Dans des pages qu'il a intitulées « Comment l'auteur fut conduit à l’étude de la nature » - pages qui servent de préface à L’Oiseau - Michelet évoquant ce jardin, a rappelé comment c'était à l'ombre du cèdre qu'il a compris la splendeur de la nature et qu'il a songé à délaisser l'histoire pour examiner de plus près le monde animal et végétal. « Le lien, dit-il, m'est resté sacré en pensée. Voyant l'herbe pousser d'heure en heure et toute vie animale multiplier autour de moi, ne devais-je pas, moi aussi, germer et revivre de ce sentiment nouveau ?» Le soir, Mme Michelet et lui, abandonnant Danton et Robespierre, lisaient les Oiseaux de France, de Toussenel, « heureuse et charmante transition de la pensée nationale à celle de la nature ». « Ce que nos fleurs de Paris avaient préparé, dit-il encore, nos oiseaux de Nantes le firent. »
Il semble donc bien qu'on ne saurait donner une place trop grande à ce jardin de Nantes dans la vie spirituelle de Michelet; il y connut à la fois les sensations les plus violentes et les plus douces. Quelques mois avant sa mort, il repassa encore par Nantes, se rendant à Pornic où il espérait retrouver la santé. J'aimerais que Mme Michelet nous eût dit s'il tenta alors de revoir, fût-ce de loin, le cèdre dominant le verger enchanté.

Charles Chassé.
Michelet et Renan

On célèbre aujourd'hui même le cinquantenaire de la mort de Michelet. Quelques mois à peine se sont écoulés depuis l'universel et profond hommage qué les lettres françaises rendirent à la mémoire de Renan.
Ces deux noms ont été souvent rapprochés, souvent opposés. L'un et d'autre ont connu les mêmes gloires et les mêmes haines. Ces deux hommes ont eu chacun le mérite d'une méthode originale. Ils ont tous deux, par des procédés différents, rénové l'histoire; tous deux ont eu des pitiés semblables, de semblables admirations, des revirements voisins, des carrières similaires, et la postérité leur a réservé un accueil identique.
Leurs qualités d'historiens sont l'objet de critiques aux fondements divers, mais dont les conclusions diffèrent péu. On a voulu leur retirer leur titre de savant et leur accorder celui de romanciers. Le jeune étudiant qui blasphème les vieux maîtres, dans le jardin du Luxembourg; à quelques pas de Silvestre Bonnard, rejoint presque, en ses appréciations de Michelet, M. Maurice Barrès pour qui la Vie de Jésus n'était qu'un roman fané... Pourtant leur œuvre est essentiellement différente. Il semble qu'ils soient séparés par cette crevasse, dont parle Michelet, si étroite que l'on peut converser d'un bord à l'autre, et qui cependant se perd au sein du globe. A l'origine, on trouve chez tous deux une semblable orientation vers la chrétienté, puis le même changement. L'amour du peuple, le respect des humbles, du progrès et de la liberté, les animent d'une même flamme.